7.

— Tiens donc, mademoiselle… dit Ren Chodai en l’apercevant.

Il était assis avec ses hommes, en cercle sous la frondaison d’un gros arbre. On voyait à leur mine que l’humeur n’était pas à la fête.

— Avez-vous encore quelque chose à me dire ?

— Je voudrais vous demander un service.

— Mais je vous écoute.

— Je viens de licencier mon shushi. Pourriez-vous m’embaucher, monsieur Ren ? Peu importe la tâche que vous me confierez.

Chodai écarquilla les yeux.

— Vous avez l’intention de travailler, mademoiselle ?

— Oui. J’ai pu supporter le trajet jusqu’ici, donc je pense être plutôt résistante. J’ai de bonnes jambes, et je crois pouvoir dire aussi que je suis travailleuse… Vous ne voulez pas me prendre ? Je suis prête à faire n’importe quel travail, même le plus ingrat.

Chodai échangea un regard silencieux avec ses compagnons. Il invita Shushô à s’asseoir à ses côtés.

— Vous feriez mieux de retourner avec votre groupe, vous savez. Je dis ça pour vous.

— C’est hors de question. J’en ai assez des shushi et des gôshi. Je ne supporte plus leur façon de faire.

— Leur façon de faire ?…

— Oui. Mais ne parlons pas de ça, s’il vous plaît. Je ne veux même plus y penser.

Le visage maigre de Chodai se rembrunit.

— Mademoiselle… Votre nom, c’est Shushô, je crois, c’est bien ça ? Oui ? Mademoiselle Shushô, donc. Si vous tenez à voyager avec nous, je ne vois aucun inconvénient à vous considérer comme notre invitée. Cependant, vous n’ignorez pas que nous n’avons aucune connaissance de la mer Jaune.

— Les shushi et les gôshi connaissent bien la mer Jaune. C’est certain. Mais l’usage qu’ils font de leur savoir est méprisable.

— Méprisable ? Pourquoi donc ?

Le regard de Shushô fut traversé par un éclair de haine. Les yeux au sol, elle serra ses mains qui tremblaient nerveusement depuis son accrochage avec Gankyû.

— Les Kôshu sont des nomades, reprit-elle. Leur vie est pénible. Ils n’ont pas de foyer, aucun roi pour les protéger… Je sais très bien ce qu’ils peuvent ressentir ! Je suis même très bien placée pour le savoir ! Parce que…

Elle releva la tête et croisa le regard de Chodai.

— ... Parce que c’est dur de vivre dans un royaume qui n’a plus de roi ! C’est dur de vivre avec la peur des yôma ! Et c’est pour ça qu’autant de gens sont prêts à risquer leur vie pour se rendre au mont Hô !

Chodai continuait à observer Shushô en silence.

— Ils m’ont dit que c’était dur d’être nomade. Que ceux qui ne l’ont jamais été ne peuvent pas comprendre le fond de leur cœur. Mais si nous étions réellement incapables de comprendre ça, personne n’irait jamais s’aventurer dans la mer Jaune ! C’est eux qui ne comprennent rien ! Ils sont pauvres ? Oui ! Leur vie est difficile ? Oui, certainement, tout le monde le sait ! Mais même s’ils n’ont pas une vie facile, même s’ils en souffrent et qu’ils souhaiteraient avoir une vie plus heureuse, ce n’est pas une raison pour se venger sur ceux qui entrent dans la mer Jaune sans rien en connaître. Ce n’est pas une raison pour refuser de partager leurs connaissances !

— Shushô…

— Si ceux qui savent profitent de ce savoir pour exprimer leurs frustrations aux dépens des ignorants, je préfère encore rester ignorante… Mais bon, je ne veux plus parler de ça. Je sais que c’est à eux que je dois d’être arrivée jusqu’ici.

— Bien… fit Chodai, l’air songeur.

— En tout cas, je ne veux plus les voir… Dites-moi, vous allez continuer sur le chemin, n’est-ce pas ?

Chodai remua la tête.

— Non. Cette fois, nous allons suivre leur conseil. Nous irons avec eux.

— Pourquoi ? Jusqu’à présent, vous avez toujours…

— Parce que cette fois, les gôshi ont bien voulu nous mettre en garde.

— Ils ont envoyé quelqu’un pour vous prévenir ?

C’est donc pour ça qu’il est venu parler avec eux tout à l’heure.

— Oui. Ce qui veut dire que la situation est grave. Je ne suis pas fou au point de vouloir prendre un tel risque. Il m’est certes arrivé de faire le contraire des gôshi par le passé, mais ça n’a jamais été dans l’intention de m’opposer obstinément à leurs choix.

— Mais…

— Lorsque nous avons cherché à contourner le marais, nous l’avons fait parce que nous savions qu’il était dangereux d’y pénétrer. Les gôshi le savaient également, mais contrairement à nous ils y étaient préparés. Ils avaient des guêtres et des jambières. Il était donc clair que ceux qui en étaient dépourvus ne pouvaient traverser. Je me trompe ?

— Non, c’est logique…

— Voilà pourquoi nous avons décidé de faire un détour. Et aucunement parce que nous voulions nous distinguer des gôshi. Mais cette fois, ils pensent qu’il est plus sage de s’écarter du chemin. Et nous ferons de même.

— Je vois…

— Cela dit, le bruit court que le groupe de Kiwa a l’intention de retirer le barrage et de continuer sur cette route.

Shushô ouvrit de grands yeux.

— Non ? Monsieur Shitsu va faire ça ?

 

— Tu ne la retiens pas ? demanda Rikô.

Gankyû s’était relevé aussitôt après le départ de Shushô, comme s’il s’était apprêté à la suivre, mais il restait planté là, immobile, le regard tourné dans la direction où elle s’en était allée.

— Non, je la laisse faire. J’ai touché mon fric.

Ses paroles cachaient mal son manque d’assurance.

— Ah bon ?

— Je n’arrive pas à savoir ce que cette gosse a dans la tête.

— Vraiment ?

Gankyû se tourna vers Rikô.

— Et toi ? Tu ne pars pas avec elle ? C’est pourtant pour l’accompagner que tu es venu ici, non ?

— Oui, c’est exact.

— Alors, vas-y, qu’est-ce que t’attends ? Suis-la, dit-il en se rasseyant.

Rikô laissa échapper un petit rire.

— T’es dur, là ! Je préfère quand même rester avec les Kôshu. C’est dangereux de voyager dans la mer Jaune !

— Ouais, tu n’as pas tort…

Il jeta un regard à Rikô.

— Je n’ai pas l’intention de sacrifier ma vie inutilement, dit Rikô, un sourire mystérieux flottant sur ses lèvres.

— Mais alors, pourquoi tu es ici ?

— Parce que je pensais que c’était nécessaire. Peut-être que maintenant, ça ne l’est plus.

— Je comprends pas, dit Gankyû en penchant la tête.

— Je pourrais très bien aller avec elle, c’est sûr. Mais si toi tu la laisses partir, ça n’a plus de sens.

Gankyû se tourna vers Rikô. Manifestement, il ne comprenait toujours pas où celui-ci voulait en venir.

— Shushô va probablement rejoindre le groupe de Chodai, ou celui de Kiwa, continua Rikô. Elle n’est pas idiote. Elle sait bien qu’elle n’a aucune chance d’arriver au mont Hô toute seule. Mais moi, je ne pense pas qu’elle puisse y arriver sans les Kôshu.

— Je vois, dit Gankyû en pinçant les lèvres. En fait, tu ne vois pas l’intérêt de la protéger si ce n’est pas elle qui monte sur le trône. C’est ça que tu veux dire ?

— Non, pas du tout. Ce que je veux dire, c’est que si elle n’est pas destinée à monter sur le trône, alors elle n’a pas besoin de moi.

À l’instant même où Shushô lui avait fait part de son intention de se rendre sur le mont Hô, Rikô avait eu le pressentiment qu’elle serait la future reine. C’étaient les circonstances mêmes de leur rencontre qui le lui suggéraient. En effet, rien en particulier ne l’avait attiré dans ce bourg. Son détour par le cimetière ne lui avait été dicté que par sa seule curiosité, et il ne s’était éloigné de Seisai pour aucune raison apparente. Une suite de coïncidences, en somme.

— Mais toute rencontre est plus ou moins le fruit du hasard, non ? dit Gankyû, comme s’il avait lu dans ses pensées.

— Oui, sans doute. Mais Shushô n’a pas rencontré n’importe qui. Elle m’a rencontré moi.

— Dis donc, y en a beaucoup des comme toi dans ce monde ?

— Tu ne peux pas comprendre parce que tu n’es pas…

Gankyû se tourna vers Rikô pour connaître la fin de la phrase, mais celui-ci lui adressa un sourire avant de reprendre :

— Toi, tu appartiens au peuple kôshu. Moi non. Nous sommes différents. Donc tu ne peux pas comprendre nos intentions.

— Oh, pardon Monseigneur, excusez-moi !

Le sourire de Rikô s’élargit.

— Tu vois, en parlant comme je viens de le faire, j’exprime juste mon refus d’être compris. Quand on refuse d’expliquer ce qu’on veut dire, il faut s’attendre à ne pas être compris.

— Je me trompe ou tu es en train de me traiter d’imbécile, là ?

— Non, non ! Je veux juste dire que seul le peuple kôshu peut véritablement comprendre le peuple kôshu. C’est vrai. Parce qu’il y a certaines choses qu’on ne peut pas comprendre tant qu’on ne les a pas vécues. Mais en même temps, s’arrêter à ça, c’est interdire aux autres d’essayer de vous comprendre. Alors évidemment, il ne faut pas se plaindre ensuite d’être incompris.

Gankyû se taisait.

— Shushô essayait sincèrement de te comprendre, tu sais, reprit Rikô.

— Je ne pense pas qu’elle en soit capable.

— Tu n’as pas envie de t’expliquer ? Tu as peur que ça te cause des ennuis ?

— Non, c’est pas ça.

— C’est quoi alors ? Tu ne veux pas qu’elle te comprenne ? Ou bien, tu crains qu’elle n’arrive pas à te comprendre malgré tes explications ?

— Non, c’est plus simple que ça, dit-il en soupirant. C’est juste que je pense pas qu’elle puisse me comprendre.

— Ah bon ?

— Parce que moi, je n’arrive pas à comprendre pourquoi les gens tiennent tant à avoir un roi. Qu’ils puissent risquer leur vie uniquement pour que le trône soit occupé, ça, je crois que je le comprendrai jamais.

— Ah, d’accord… dit Rikô, tout souriant. Je vois. Effectivement, ça ne doit pas être facile à saisir…

Ils se turent tous les deux.

Le campement était plongé dans l’obscurité. Nul feu, nulle conversation ne l’animait. La nuit s’écoula ainsi, noire et silencieuse.

 

Le lendemain, les Kôshu attendirent les premières lueurs de l’aube avant de faire un geste. Une fois levés, ils s’empressèrent de préparer leur départ sans échanger le moindre mot. Gankyû était en train de charger son haku lorsque Kinhaku s’approcha de lui.

— Gankyû…

Se retournant, il aperçut Chodai qui se tenait derrière Kinhaku.

— Et la demoiselle ? demanda Kinhaku.

— Elle n’est plus là. J’ai été remercié, dit-il en se remettant à harnacher sa monture.

— Elle est allée avec le groupe de Kiwa, intervint Chodai.

— Ah bon…

— La nuit dernière, Kiwa et ses hommes ont retiré les arbres qui barraient le chemin et ils sont partis.

Gankyû se tourna d’un mouvement brusque vers Chodai qui opina du chef pour confirmer. Ses traits étaient tirés.

— Apparemment, le bonhomme ne peut pas abandonner sa voiture, dit Kinhaku avec une grimace. Il est parti à la première heure. Il peut bien emprunter cette route si ça lui chante, mais la demoiselle est avec lui… Qu’est-ce qu’on fait ?

— Si elle veut mourir, c’est son affaire. Elle m’a viré. Je n’ai plus rien à voir avec elle.

Les ailes du destin
titlepage.xhtml
Les ailes du destin_split_000.htm
Les ailes du destin_split_001.htm
Les ailes du destin_split_002.htm
Les ailes du destin_split_003.htm
Les ailes du destin_split_004.htm
Les ailes du destin_split_005.htm
Les ailes du destin_split_006.htm
Les ailes du destin_split_007.htm
Les ailes du destin_split_008.htm
Les ailes du destin_split_009.htm
Les ailes du destin_split_010.htm
Les ailes du destin_split_011.htm
Les ailes du destin_split_012.htm
Les ailes du destin_split_013.htm
Les ailes du destin_split_014.htm
Les ailes du destin_split_015.htm
Les ailes du destin_split_016.htm
Les ailes du destin_split_017.htm
Les ailes du destin_split_018.htm
Les ailes du destin_split_019.htm
Les ailes du destin_split_020.htm
Les ailes du destin_split_021.htm
Les ailes du destin_split_022.htm
Les ailes du destin_split_023.htm
Les ailes du destin_split_024.htm
Les ailes du destin_split_025.htm
Les ailes du destin_split_026.htm
Les ailes du destin_split_027.htm
Les ailes du destin_split_028.htm
Les ailes du destin_split_029.htm
Les ailes du destin_split_030.htm
Les ailes du destin_split_031.htm
Les ailes du destin_split_032.htm
Les ailes du destin_split_033.htm
Les ailes du destin_split_034.htm
Les ailes du destin_split_035.htm
Les ailes du destin_split_036.htm
Les ailes du destin_split_037.htm
Les ailes du destin_split_038.htm
Les ailes du destin_split_039.htm
Les ailes du destin_split_040.htm
Les ailes du destin_split_041.htm
Les ailes du destin_split_042.htm
Les ailes du destin_split_043.htm
Les ailes du destin_split_044.htm
Les ailes du destin_split_045.htm
Les ailes du destin_split_046.htm
Les ailes du destin_split_047.htm
Les ailes du destin_split_048.htm
Les ailes du destin_split_049.htm
Les ailes du destin_split_050.htm
Les ailes du destin_split_051.htm
Les ailes du destin_split_052.htm
Les ailes du destin_split_053.htm
Les ailes du destin_split_054.htm
Les ailes du destin_split_055.htm
Les ailes du destin_split_056.htm